Pour mon travail de fin d'étude, je me suis demandé comment on en était venu au maternage actuel.
L'allaitement, quoi qu'on en dise, fait parti du maternage. On allaite depuis que le monde est monde !
Depuis la plus haute Antiquité, on trouve dans les classes supérieures un désir de se débarrasser des soins à l’enfant (et notamment de l’allaitement) sur une autre femme (parfois sur un autre produit que le lait de femme, divers laits animaux en particulier, avec des conséquences généralement désastreuses sur la santé et la survie des enfants.
Un autre phénomène assez général dans le temps et dans l’espace, c’est le manque de confiance dans la capacité des femmes à allaiter.
Par exemple: le doute sur la qualité et la quantité du lait. Dans la France du Moyen Age, on donnait aux bébés très rapidement après la naissance des bouillies (appelées papet ou papin, car souvent données par le père) ; certains médecins y voyaient à juste titre la cause de diarrhées, mais la croyance populaire pensait que les « solides » rendaient l’enfant plus solide (Alexandre-Bidon).
Résultat de tout cela : la rareté extrême de l’allaitement exclusif. Partout et de tout temps, on a cru bon de donner au bébé, en plus du lait de sa mère, de l’eau sucrée, du miel, des tisanes, des bouillies, etc.
XVII ème siècle la manière d'allaiter les bébés se modifie car la mise en nourrice s'accentue. Les familles les plus riches les emploient en les hébergeant. On les nomme "nourrices sur lieu". Les familles les moins aisées envoient leurs bébés chez les nourrices directement, on les nomme "nourrice à emporter". Avoir du personnel domestique est un signe extérieur de richesse alors lorsque les familles ont les moyens, elles embauchent aussi une bonne en plus de la nourrice pour s'occuper des tout-petits. Ces nouvelles pratiques éloignent les bébés de la proximité maternelle et du XVIII ème siècle aux années 1970, on va se diriger vers moins proximité avec son bébé et donc moins de maternage.
En 1780, le chef de la police parisienne (qui supervisait les « bureaux de nourrices ») établissait que sur les 21 000 bébés nés cette année-là à Paris, 1 000 seulement étaient allaités par leur mère. Même si ce n’était pas le cas à la campagne, celle-ci était néanmoins touchée, puisque les nourrices « sur lieu » abandonnaient leurs propres bébés (parfois à des nourrices « au rabais ») pour aller allaiter les bébés des riches citadins (voir le film de Marco Bellochio, Nourrice, sorti en 1999). Un chiffre révélateur : la mortalité des enfants des nourrices « sur lieu » issues du Morvan était de 64 % (les deux-tiers mouraient) dans les années 1860 ; pendant le siège de Paris (1871) où les femmes du Morvan n’ont pas pu aller à Paris et sont donc restées s’occuper de leurs bébés, la mortalité est tombée à 17 %.
À mon sens, ce phénomène des nourrices a eu deux conséquences :
– donner une image dévalorisée de l’allaitement, assimilé à une activité mercenaire, faite par une domestique (on observe actuellement que les régions françaises où l’on allaite le moins sont souvent celles d’où étaient issues traditionnellement les nourrices ; même chose pour l’Irlande, qui était un vivier de nourrices pour les Anglaises) ;
– associer l’allaitement (dans la mesure où les nourrices étaient censées allaiter les bébés qu’on leur confiait, ce qui était loin d’être toujours le cas pour les nourrices « au loin ») à des taux de mortalité assez effrayants. Quelques chiffres : 71 % de mortalité chez les enfants envoyés chez une nourrice à la campagne, en 1885 ; 90 % pour les enfants abandonnés confiés à une nourrice.
La seule parade qu’on connaissait, c’était de bien choisir la nourrice. On publiait des best-sellers, écrits par des médecins, sur les critères de choix. Mais de toute façon, pour les nourrices « au loin », il n’y avait pratiquement aucun contrôle possible.
Ce genre de chiffres a fait régulièrement tenter des expériences d’alimentation artificielle, toutes désastreuses (en 1763, dans le premier centre de pédiatrie ouvert à Rouen, sur 132 enfants, 115 moururent et l’expérience fut stoppée) jusqu’à la fin du 19e siècle, où la révolution pastorienne, une meilleure hygiène générale, une plus grande attention apportée à la qualité du lait donné au biberon (jusque-là, ce pouvait être à peu près n’importe quoi, y compris de l’eau de chaux !) ont fait que la diffusion du biberon s’est accompagnée d’une baisse de la mortalité infantile.
Je crois donc que dans l’inconscient collectif français, il reste ces équations : allaitement (par une nourrice) = mort. Biberon (donné par la mère) = vie. J’ai rajouté « donné par la mère » parce que la disparition progressive des nourrices (qui, il faut le savoir, vers la fin, donnaient surtout le biberon : à la veille de la guerre de 1914, seulement 7,5 % des enfants en nourrice étaient allaités) et la diffusion du biberon se sont accompagnées d’un développement de garderies de jour. Au lieu que l’enfant soit envoyé à la campagne, il était gardé en ville, et les parents le récupéraient tous les soirs. Et donc cette diffusion du biberon s’est traduite paradoxalement par un certain rapprochement mère/enfant (Catherine Rollet).
En 1859 Louis de Bonald explique que "l'allaitement est une fonction trop animale pour une dame de qualité. »
En 1877 : après le constat d'une mortalité infantile très importante, on crée la loi Roussel « Tout enfant, âgé de moins de deux ans, qui est placé moyennant salaire en nourrice, en sevrage ou en garde hors du domicile de ses parents, devient, par ce fait, l'objet d'une surveillance de l'autorité publique, ayant pour but de protéger sa vie et sa santé. » Parallèlement l'utilisation du lait infantile augmente les chances de survie des nourrissons. Ces 2 occurrences conduisent les nourrices au déclin.
Voilà beaucoup de paradoxes qui expliquent en partie, à mon sens, le rapport pour le moins ambivalent que la société française entretient avec l’allaitement !